Entretien avec Jean-Gabriel Périot

 

Qu'est-ce qui vous a donné envie de vous immerger aussi longtemps dans cette histoire et dans cette époque?

Dans mes courts métrages, je me suis beaucoup interrogé sur les questions de violence, mais quelque chose me gênait.  Je n'interrogeais que les violences « négatives », issues d'extrémismes faciles à identifier, le racisme, le nazisme, etc C'était facile de dire « Ça, on n'a pas le droit de le faire ». II y avait un certain angélisme. D'une certaine minière j'excusais plus facilement certaines violences que d'autres. Du coup, j'ai commencé à lire beaucoup, de manière totalement libre, sur toutes les violences révolutionnaires. Je fais des recherches sur l'Armée rouge japonaise, je commence à comprendre le lien avec le pink cinema et le rôle d'Adachi et de Wakamatsu, et ce rapport au cinéma m'arrête un peu. Je continue avec la RAF et je découvre que Meinhof était journaliste, que Meins était étudiant  en cinéma, qu'Ensslin avait fait un film… Ça commence à ressembler à un travail sur un film quand des questions morales sur la violence, puis des questions politiques, rejoignent la question du cinéma. Quand ça crée un nœud. L'envie de faire un film naît vraiment quand je découvre ce film collectif L’Allemagne en automne, que je trouve splendide mais que je ne comprends absolument pas. Pourquoi tous ces réalisateurs que j'estime font tout a coup ce film-là ? Le segment de Fassbinder est increvable. Aujourd'hui un tel film sur des actes de terrorisme serait impensable. C’est un film d’une grande douceur et d'une grande mélancolie envers les terroristes, très agressif envers l'État. Là, il y avait une faille que je n'arrivais pas à saisir Puis je me rends compte que les gens de la RAF avaient beaucoup produit Je pouvais alors poser l'hypothèse d'un film dans lequel ils s'exprimeraient et se présenteraient par les images qu’ils ont faites.

Est-ce qu'un tel documentaire, qui suit le pur présent des événements, s'écrit avec des mécanismes narratifs qui peuvent s'apparenter à ceux de la fiction?

Ça s’est affiné mais le point de départ n'a pas bougé. II s'agissait de ne raconter qu'avec des images de l'époque, a quelques petites exceptions près Du coup, on n'a pas de prescience de ce qui va arriver -même si on peut le savoir par ailleurs-, ce qui est presque du même ordre que la fiction. Les personnages ne connaissent pas leur propre histoire. Devant les premiers attentats, tout le monde est totalement désemparé. On ne sait pas ce qui se passe II n’y a pas de voix off personnelle ou d'un historien qui amènerait au passé et donnerait déjà des éléments de ce qui va arriver. On se retrouve dans le même processus qu’un film de fiction, avec des personnages qui sont très incarnés. Avoir réussi un film qui se raconte dans son présent fait qu’on se retrouve dans un rapport vraiment très proche de la fiction même si on sait que ça va mal se finir.

Beaucoup de vos courts métrages sont basés sur des inventaires d'images. Avez-vous gardé ce même principe pour passer au long ? Cette histoire se situe a la croisée de plusieurs iconographies : celles du militantisme, des avant-gardes cinématographiques, du terrorisme.

Dans mes courts métrages, j’ai toujours détricoté les films d'archives pour récupérer des images, en accumuler, et trouver des rapports de formes ou des rapports d'actions Dans Une jeunesse allemande, il était très important de respecter les extraits pour eux-mêmes. Un extrait de télévision doit être donné comme un extrait de télévision. Pareil pour un film hollywoodien ou un film-tract Il fallait respecter les structures des films en tant qu’objets. Ça faisait déjà des extraits de plusieurs minutes Contrairement à mes autres films, celui-ci est basé avant tout sur la parole, c'est une époque très bavarde et très bavarde dans le cinéma. II fallait donc que la parole se déploie. Le projet est plus long, mais il garde quelque chose de l'accumulation. Sur la fin, avec ces séries de news télé ou d'interventions d'hommes politiques, ça devient comme un mantra Et encore, j'aurais pu faire durer ça des heures. II y a eu deux images importantes Fassbinder dans L’Allemagne en automne, que j'ai mis en conclusion, et le premier extrait où j’ai vu Ulrike Meinhof parler à la télé sur tond noir. Je ressens une puissance chez cette femme qui dépasse la première lecture, celle d'une terroriste avec toutes les significations que ça comporte Tout a coup, l'entendre parler dans une émission télé crée quelque chose. Ça change du rapport que j'ai d’habitude aux images, où des images m'arrêtent Pas là. C'est le discours qui m'arrête, mais pas l'image en tant que telle.

Comment avez-vous construit le moment du basculement dans le terrorisme?

J'ai essayé de montrer le basculement mais il y a quand même un endroit qui échappe. On sent l'épuisement. Ils essaient plein de choses et rien ne marche vraiment. Après on ne comprend pas comment de là, ils basculent. D'autres étaient comme eux et ne sont pas passés à la lutte armée. II y a quelque chose qui leur appartient et qui n'est pas renseigné. Pour Meinhof, c'est encore plus énigmatique, parce qu'elle peut encore intervenir. On lui ouvre les portes. Elle pourrait faire autre chose mais elle décide d'y aller. Le seul élément de réponse qu'on peut voir dans le film, c'est l'épuisement. Pendant deux ans rien de ce qu’ils essaient ne marche. Même physiquement, on voit que quelque chose ne va plus. II n'y a plus de forces.

La conclusion du film suggère une possible proximité d'esprit entre cette « jeunesse allemande » et Fassbinder, mais il a aussi réalisé La Troisième Génération où il se montre nettement plus critique que dans L'Allemagne en automne.

C’est un hlm que je n'aime pas du tout, mais pas parte qu'il est critique Je n'aime pas son côte clown, son « tout se vaut ». Les gens d'extrême gauche, les patrons, tout le monde est relié dans le même nihilisme. Fassbinder est un grand humaniste, mais sa veine nihiliste ou « tout se vaut » n'est pas juste. Je le comprends personnellement avec son histoire et son rapport aux événements. Il va à l’école avec Baader. Depuis gamin, ça fait partie de son histoire personnelle, et après, ils se séparent. Dans L’Allemagne en automne, il porte le deuil de sa génération, mais il sent que c’est très violent et il fait La Troisième Génération comme un trop-plein a dégager. C'est le parachèvement de son histoire avec la RAF mais c’est comme l'époque, à la fin, on met tout à la poubelle. Comme après chaque tragédie, il faut se dire : Qu’est-ce qu’on en sort et qu'est-ce qui doit changer ? » Après, il y a ce film magnifique et oublié, Le Voyage à Niklashausen (1970). C'est un film vraiment godardien, dans la forme et dans le propos C'est un film qui appelle à l'action directe, un des films les plus directement politiques de Fassbinder qui fait presque tâche dans sa filmographie.

Réalisez-vous des films pour combler un vide politique dans le cinéma?

J'ai commencé à faire des films pour ça. Je voyais beaucoup de films, beaucoup d'expositions, beaucoup de pseudo-films ou des œuvres contemporaines soi disant politiques À un moment, il fallait dire que les films étaient politiques sinon ils ne valaient rien. On a un peu trop usé le fait de dénommer les choses comme « politiques ». En même temps, je découvrais le cinéma d'avant-garde des années 60 et 70, pour le coup des films très politiques. Et je ne trouvais rien ou très peu de choses contemporaines qui aient cette force-la, c'est-à-dire où la politique est au premier degré. Je me suis dit qu'il fallait arrêter de me plaindre et faire ces films qui manquent. Aujourd'hui, je ne peux faire que des films qui me semblent nécessaires, qui remplissent un espace laissé à l’abandon. Je ne dis pas qu’il faut qu'il n'y ait que des films politiques, mais leur absence criante est problématique. Surtout dans un moment qui ne va pas bien, où la question du politique se pose de manière générale. Aujourd'hui on en est quand même à faire des films sur des sujets politiques avec des réalisateurs qui se définissent comme apolitiques. Je ne comprends pas comment on en est arrivé là. Je n'ai aucun problème avec un cinéma qui n'est pas politique, mais pas sur des sujets politiques ! Dans le cinéma institutionnel, il est quasiment impossible de financer des films qui se situeraient sur le versant de la critique, ou même juste des films qui travailleraient des questions de manière un peu intellectuelle. II ne faut surtout pas fabriquer un cinéma qui fasse réfléchir sur le concret. Je ne sais pas comment on a réussi a financer Une jeunesse allemande, on est passés à travers les mailles. On a eu beaucoup de guichets (CNC, Media, la Radio télévision suisse, Arte Allemagne), mais c'est un contre-exemple absolu. Ça me rend positif. Peut être que les lecteurs ou les commissions ont envie de voir des films qui se posent des questions et qui essaient d'y répondre. II y a quand même un public pour ces films, on l'a vu avec la ressortie du Joli Mai de Chris Marker. Les ressorties des films des années 60 et 70 trouvent un public en salles. Un film contemporain sur des questions plus directement politiques devrait aussi y arriver.

 

Entretien réalisé par Joachim Lepastier
Les Cahiers du cinéma
octobre 2015